Il y a de multiples façons d’interpréter le texte d’Evangile proposé par la liturgie de ce dimanche (Mc 8, 27-35). Je vais en proposer une qui ne sera peut-être pas très conventionnelle mais qui est en cohérence avec le reste de l’Evangile.

D’abord résumons le texte. Jésus se rend aux confins de la Galilée et au delà visitant les villages de la région de Césarée de Philippe. Chemin faisant, il demande à ses disciples ce qu’on dit de lui, puis ce que, eux, en pensent, et il leur enjoint tout à coup de ne pas parler de lui à personne après que Pierre ait lâché : “Tu es le Christ“. Là-dessus, il se met à enseigner à propos de ses souffrances à venir, sa mort et sa résurrection, et Pierre se croit alors avisé de le reprendre en privé. Jésus lui répond en l’apostrophant en public (devant ses disciples) :”Passe derrière moi Satan ! tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes.” Et il fait appeler la foule pour tenir un discours semble-t-il encore plus radical : “Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera.

Ce texte est clairement un écrit postérieur à la vie de Jésus cherchant à donner sens à des évènements connus de l’auteur de l’Evangile, à savoir la mort et la résurrection de Jésus, ce qui fait qu’on trouve dans les paroles de Jésus une mention selon laquelle, pour le suivre, on doit porter sa croix alors même que la Passion et la Résurrection n’ont pas encore eu lieu. Inutile d’imaginer que par “préscience” il informe ses locuteurs de ce qui va arriver, l’explication est beaucoup plus simple : le texte de l’Evangile de Marc date au minimum des années 50 après Jésus : l’auteur, lui, connaît la fin tragique de Jésus et il rassemble des éléments de nature à prouver que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu. Il l’annonce dès le verset 1 de son Evangile (Mc1,1).

Le texte proposé étant assez disparate, il est probable qu’il y ait plusieurs traditions mémorielles qui soient rassemblées ensemble sans souci de cohérence chronologique ou même historique. Ca n’est pas grave, c’est justement le génie de l’auteur de nous transmettre sa foi et celle de sa communauté en collant bout à bout des éléments divers qu’il a pu récupérer.

Sachant cela, soyons intelligents. Essayons de prendre les éléments un par un pour comprendre comment il font sens ensemble.

1/ Jésus visite les villages des confins de la Galilée, dans un univers largement romanisé et ouvert aux autres cultures que le seul judaïsme. Il est en pays de Zabulon, ces confins d’Israël traditionnellement voués à commercer et entretenir la (bonne) relation avec les autres peuples. Ce voyage en lui-même est “révolutionnaire” : Jésus va à la rencontre des autres peuples. Certes, probablement en rencontrant d’abord les juifs de la diaspora comme il est de coutume alors mais dans un contexte où les étrangers sont là, présents et parfois majoritaires en nombre. Soit il va à la rencontre des juifs des villages pour les consoler de la présence romaine, soit il va à la rencontre des gens qui se trouvent en ces pays, indépendamment de leur appartenance religieuse signifiant que la Bonne Nouvelle est pour tous les humains. Les deux hypothèses existent, la première étant la plus probable. Mais dans les deux cas, notons que Jésus sort de sa zone de confort : il n’a pas peur de l’étranger, de la différence, de la promiscuité avec les païens. Pas peur de l’humanité toute entière ( ce pourquoi je dis cela s’éclairera plus loin).

2/ Si je dis que la première hypothèse est la plus probable, c’est que, EN CHEMIN (Pas à Césarée même), Jésus s’enquiert de ce que l’on peut dire de lui. Les réponses indiquent que les villageois lui sont reconnaissants et le rattachent à des figures bibliques : Jean-Baptiste, Elie, un prophète. Vérification intéressante : les judaïsants de ces contrées reconnaissent par la venue de Jésus que Dieu ne les a pas abandonnés.

3/ “Et vous, qui dites-vous que je suis ?” Etonnante question. Genre : “voilà, vous voyez le bien que je fais, vous entendez ce qu’ils disent et comprennent. Mais, vous, que retenez-vous de ce que vous voyez et entendez?” Sorte d’invitation à la relecture qui annonce d’emblée un enseignement à venir. “Tu es le Christ” s’exclame le brave Pierre, figure toujours impétueuse mais tellement authentique et attachante des évangiles. Le Christ, c’est-à-dire le Messie, l’envoyé, l’oint, de Dieu. Pas d’objection de Jésus mais cette consigne ferme de ne rien dire à personne. Action très difficile à interpréter, toute interprétation pouvant être fausse ou incomplète. Mais notons l’impression de rapidité qui se dégage de ce texte et qui justifie l’interprétation courante : “ok, c’est bien ça mais chut ! il ne faut pas le dire, ce n’est pas le moment”. Et aucune explication de pourquoi ce n’est pas le moment. De là, toutes sortes d’hypothèses et interprétations…

4/ Le texte insiste ensuite lourdement sur le fait qu’être le Christ, ce n’est pas une sinécure. Il va falloir souffrir et mourir. Et alors on pourra parler de résurrection. Mettons-nous dans l’esprit de l’époque. La première partie du programme (mourir et souffrir) est un teaser absolument pas excitant, et la deuxième partie (ressusciter), une fantasmagorie digne de Harry Poter. Ca peut faire peur, ça peut indigner ça peut susciter l’incompréhension, le doute, la colère. Pierre se croit obligé d’intervenir.  Compréhension traditionnelle mais pas suffisante de ce passage : le monde n’est pas prêt à recevoir son sauveur, même Pierre ne comprend pas et, maladroitement, essaie d’empêcher le salut d’avancer.

Mais la réponse de Jésus est intéressante. Pour la comprendre, il faut veiller à ne pas faire d’anachronisme. Il l’affuble de “satan”, ce qui littéralement signifie “celui qui résiste”. On pourrait traduire : “Passe derrière moi, toi qui résistes.” C’est quand même bien moins violent que d’imaginer que Pierre est devenu l’incarnation du diable en personne. Le mot satan est assez souvent utilisé dans l’Ancien Testament pour désigner quelqu’un qui résiste , qui accuse, qui se pose en adversaire, voire en ennemi, mais il est très peu utilisé come nom propre et seulement dans deux écrits très spécifiques : le livre de Job qui, tout extraordinaire qu’il soit, n’est pas un livre historique, et le livre de Zacharie, prophète tardif dans lequel il n’y a que deux occurrences. Le nouveau testament, écrit en contexte greco-païen emploie certes davantage la personnification de ce mot hellénisé mais justement dans un contexte philosophique différent où il est courant d’opposer le bien et le mal comme deux forces contraires dans la conception d’un monde binaire qui n’est pas celle héritée du judaïsme.

D’ailleurs Jésus précise sa pensée : tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celle des hommes. Là est la nature de la résistance. Pierre, bien qu’ayant bien répondu à la question de ‘qui je suis pour vous’, tu n’as pas compris la portée de ta réponse, et c’est d’ailleurs pourquoi je ne veux pas que vous parliez de moi ainsi. Je ne suis pas un superhéros, je ne viens pas vous délivrer avec des pouvoirs magiques ou une puissance qui vous ferait sortir des contraintes de la création et de votre humanité. Je suis un homme qui va souffrir et mourir, même si je suis voué à la vie – comme vous. C’est ça la vérité. M’empêcher de le dire à me propres disciples, c’est risquer de leur faire croire que je vais les tirer de leurs turpitudes d’un coup de baguette magique alors qu’il n’y a pas d’autre chemin que d’assumer – mais alors de l’assumer COMPLETEMENT – son humanité.

Cette résistance, là, elle dit que tu n’es pas encore prêt, que tu n’as pas encore compris.

5/ Appel des foules et discours sur le renoncement nécessaire pour suivre Jésus, comme si il devenait tout à coup urgent de lever un malentendu qui pourrait être lourd de conséquences :

« Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même,
qu’il prenne sa croix et qu’il me suive.
Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ;
mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. »

Discours qui peut paraître un peu radical de prime abord, mais qui ne l’est pas tant que ça si on prend la peine d’appliquer le bon décodeur. Si Jésus n’est pas un superhéros, alors quel type de sauveur est-il ? Visiblement pas quelqu’un qui cherche le pouvoir, à renverser Hérode ou les romains, à restaurer la grandeur d’antan, etc. La clé est à a fin de la péricope : l’Evangile, c’est-à-dire la Bonne Nouvelle. Quelle bonne nouvelle ? Dans les quatre évangiles mais peut-être encore plus dans celui de Marc qui annonce la couleur dès le début, celle-ci : tu es aimé de Dieu. Tel que tu es. Avec tes limites, même avec tes péchés. Plus besoin de te morfondre, de te lamenter, de te croire indigne, d’imaginer avoir quelque chose à faire, à racheter, pour gagner la miséricorde de Dieu ou ton salut. Tu es aimé de Dieu, une fois pour toutes et c’est définitif. Alors juste, montres-toi-s-en digne.

Regarde-moi. Tu me vois bien ? Tu me vois vivre avec toi, avec vous, parler aux gens, les rencontrer, les relever d’une parole ,d ‘un geste, qui sont des actes d’amour. Ils rencontrent l’amour et se relèvent, se remettent debout, se remettent à espérer.

Tu le vois tout ça, n’est ce pas ? Que je vais sur les routes, que je rencontre les gens, et spécialement les blessés de la vie, que je leur annonce la libération. Ce ne sont pas les mots qui les délivrent, c’est l’intention amoureuse avec laquelle je m’adresse à eux. Ils se sentent, mieux : ils se savent, soudain, aimés et cela transforme leurs vies et celles de leurs maisonnées.

Et tu voudrais, Pierre, ou qui que tu sois qui me lis aujourd’hui, que je sois un super héros, que j’ai des super-pouvoirs, que je leur sois tellement étranger qu’ils ne puissent pas se réconcilier avec leur propre humanité ?

Regarde-moi : je suis Jésus de Nazareth, un homme comme toi, avec juste cette petite différence qu’il nous faut maintenant abolir que j’ai abandonné ma volonté à l’Esprit d’amour qui traverse toute vie. Oui, je suis le Christ, l’Envoyé de Dieu parce qu’il m’a trouvé totalement disponible pour déployer son action en moi à la face de tous mes frères et soeurs humains. Je vous montre le chemin, je vous montre ce chemin, mais je ne peux pas le réaliser à votre place alors que vous avez,  à votre tour, à le réaliser.

La vérité, c’est que c’est vous qui devez faire ce chemin. Je vous montre que c’est possible, et même à quel point c’est possible, en le vivant parmi vous, mais ne m’idolâtrez pas. Entendez, vous êtes des enfants de Dieu, conduisez-vous comme des enfants de Dieu. Laissez-le se déployer en vous, arrêtez de résister. Il est l’âme de votre âme, le souffle de votre souffle, le sang de votre sang. Il est la vie qui coule dans toute les cellules de votre humanité et, au-delà des cellules, de cette part immatérielle qui constitue votre être éternel et qui passera la mort et ressuscitera.

Alors, oui, vous avez chacun votre croix à porter : assumer votre humanité. Qui est petit, gros, malade, blessé, contrarié, chagriné, vexé par ce qu’il est ou qu’il a vécu. Oui, vous êtes faits d’humanité, de contraintes, de limites, imparables. Portez vos croix, assumez votre humanité.

C’est avec ça que vous allez, que tu vas me suivre. Pas malgré ça. De même que Dieu m’a rejoint dans mon humanité et vous fait dire que je suis l’Envoyé de Dieu parce que le Bien vient à votre secours, tu peux toi aussi choisir d’accepter cette humanité et de la transcender. Tu peux être artisan du Bien, de la Paix, de l’Amour, en laissant cette force de vie se déployer en toi. Si tu cherches à garder tes limites, à les justifier, à les faire valoir, tu t’attaches à ce qui est promis à la mort alors que ton être éternel est là qui attend à se déployer pour le bien de tous. Voilà pourquoi je dis que quiconque veut sauver sa vie la perdra.

C’est un peu comme dans l’Evangile de la samaritaine, tous deux nous parlons de l’eau mais ce n’est pas de la même. Ici nous parlons de vie, mais toi tu parles de ton existence confinée et moi je te parle de la vie éternelle qui emplit même un corps déformé par la misère ou la souffrance.

Bref, il ne s’agit pas que j’agisse à ta place. Je te montre le chemin, en le vivant devant toi et avec toi, mais tu dois le parcourir toi-même. Tu ne dois pas faire comme moi, tu ne dois pas être moi. Tu dois être toi devenu à ton tour Christ. Là est le secret.

A cet endroit nous nous rejoignons.

Z. 13/09/2024

 

Illustrations : vues sur le blog tumblr d’@antonio-teixeira

christ-en-croix

Un dieu est venu ce matin
Remplir ses devoirs envers ceux d’en-bas.
Il s’est excusé, il a pleuré,
Il a pour une fois regardé les humains.
Il les a regardés, il les a compris
Eux tous, transformés, différents.

(…)

Ce matin un dieu s’est tué:
Et nul au monde ne s’en étonne.

Un dieu est venu ce matin
Remplir ses devoirs envers ceux d’en-bas.
Il s’est excusé, il a pleuré,
Il a pour une fois regardé les humains.
Il les a regardés, il les a compris
Eux tous, transformés, différents.

Un dieu a mis pied à terre
Pour regarder autour de lui.
Le sang de l’univers se perd,
Un dieu fait face à l’état d’homme.
Il a déjà compris:
Le squelette du monde mort est rongé
Condamné à se rompre,
A l’intérieur, en soi
De par le poids de tout ce temps perdu
Jusqu’à présent,
A n’apporter que des mots.
Un dieu s’est renié,
Comme un homme enserré dans un monde mourant.

Ce matin un dieu s’est tué:
Et nul au monde ne s’en étonne.

Source traduction : almanito

Il y a quelques jours, j’étais le temps d’un week-end avec des priants.
Des femmes et des hommes de la patience.
Du consentement au temps long.
Au temps non programmable,
sur lequel on ne peut spéculer et qui ne se maîtrise pas.
Des patients.
Tout le contraire de résignés ou de passifs.
Car la patience est un engagement, une veille active et courageuse.

Des femmes et des hommes au souffle long,
qui résistent face au mal,
face à l’intimidation des forts
qui se croient bien vite conformes au bon modèle,
face à la violence faite à tous les humiliés.
Oui, la patience est une dissidence autant qu’une endurance.
Elle dit que ce qui est, maintenant
– l’injustice, la victoire des calculateurs et des simplificateurs –
n’aura pas le dernier mot.
(…)

Il y a quelques jours,
j’étais le temps d’un week-end avec des femmes et des hommes
d’une humanité sans fard, sans masque.
Des vies bien souvent brisées, fracassées par des drames, par des crimes subis.
Des existences considérées par beaucoup hors de notre morale où tout doit être à la bonne place.
J’étais avec des personnes dont un certain nombre sont homosensibles ou transgenres.

Qui étaient-elles? Juste des priants.
Des mendiants, se battant et débattant pour vivre, aimer, être estimés et croire.
Des non-résignés par la douleur qui a pu tant de fois les abattre te les poursuivre.

Secret de la dignité dans le refus de renvoyer sur d’autres les difficultés du vivre.
De ces laboureurs qui ne sont pas fascinés par les apparences des premiers fruits mais savent, les uns par les autres, attendre activement les fruits de l’arrière-saison pour juger de leurs récoltes dans leurs vies.

Des priants comme tout priant en vérité, tendus vers la Parole.
Non la leur, mais celle du Père en son Fils.
La vraie Parole qui libère, redresse et fait la paix au plus profond de chacun,
par en dessous les tumultes qui demeurent et les ombres qui guettent toujours.

Ces femmes et ces hommes,
dans leurs larmes, leurs rires et leurs quêtes,
accomplissement notre vocation à tous,
y compris à ceux d’entre nous
qui avons la chance d’avoir des vies moins cabossées,
peut-être.

C’est celle d’être riche du Christ et de son amitié.

Véronique Margron, dominicaine,
Présidente de la Conférence des religieux de France

Source texte : La Vie du 7/12/2016

Le CHrist sur une patène du IVè siècle

source : El Pais

Et si le Christ n’avait jamais été barbu ?

Nous avons tellement l’habitude de le voir représenté de la même manière, front haut haut, grands yeux, nez aquilin, petite bouche, petites lèvres et barbu… au point que l’ensemble de l’iconographie s’est emparée de ce modèle. On retrouve également l’image d’un Christ barbu sur le Saint Suaire de Turin.

Icône de l'atelier Saint François
La découverte récente d’une patène du IVème siècle en Espagne nous montre un Christ glabre, cheveux courts et vêtu d’une toge: gravé sur une coupelle de verre datant du 4e siècle, ce Christ retrouvé en Espagne est l’une des plus anciennes représentations de la figure fondatrice du christianisme. Les spécialistes estiment que la patène  a dû être fabriquée à Rome ou à Ostie.
Christ glabre2

 

Cette représentation de Jésus , imberbe, en toge romaine, étonne parce qu’elle n’est pas habituelle mais elle ne suffit pas à invalider une longue tradition continue qui est, elle aussi, très ancienne, et puise ses sources dans les coutumes d’Israël et les usages du temps.

Pour le Talmud, « la barbe est l’ornement de l’homme » et l’imberbe est considéré comme eunuque. Mais, par nécessité sociale,  les rabbins autorisaient à se raser ceux qui devaient fréquenter les romains. On peut imaginer la même chose des premiers chrétiens d’origine juive.

Par ailleurs, il existe  d’autres représentations artistiques de Jésus, imberbe et présenté comme le bon pasteur à la manière de Hermès et son troupeau. Probablement, une manière de s’inculturer dans la société gréco-romaine. L’usage  dans les représentations du visage du Christ n’était donc pas si unanime au départ qu’il le paraît aujourd’hui..

Au minimum, cette patène montre l’effort d’inculturation des chrétiens et l’annonce d’un Evangile qui concerne tous les hommes indépendamment de leur culture. Qu’en est-il pour aujourd’hui ?

source en français : www.express.fr
source en espagnol : www.elpais.com