Ici, une visite canonique débouche sur le blocage brutal d’ordinations ; là, une autre visite, apostolique cette fois, est déclenchée dans un diocèse ; ailleurs, c’est une communauté charismatique qui est dissoute ; quelques jours plus tard, une association publiant des revues pour la jeunesse perd sa reconnaissance diocésaine. Puis on apprend avec émotion qu’un prêtre de 50 ans s’est suicidé…

Ainsi s’exprime Aymeric Christensen dans l’éditorial du dernier numéro du magazine La Vie (et j’encourage à lire l’intégralité de son texte).

Quel paradoxe. Voilà donc une institution qui fait figure d’autorité, qui est, normalement, une autorité morale, prise en flagrant délit d’abus d’autorité en tous genre, en son sein. Bien sûr, certaines décisions semblent être le signe d’une reprise en mains. Au nom de l’autorité, par une autorité qui serait enfin raisonnable ou légitime. Mais enfin… C’est toujours l’exercice solitaire et surplombante d’une autorité. Et c’est bien ce qui pose problème.

On peut espérer que la démarche synodale en cours fasse avancer la question. Mais ce n’est pas gagné quand on apprend ici ou là que des pans entiers de la communauté chrétienne ne s’y sont pas investis. Les jeunes notamment, et les membres du clergé. J’avoue que moi-même j’ai regardé cela de loin, ne m’y impliquant pas du tout, pensant plus ou moins que de toute façon les dés étaient jetés et que tous nos bons cathos tradis iraient y défendre leur vision surannée de la communauté chrétienne. A tort certainement, j’ai pensé que ça ne me concernait pas. Pas envie de me battre, pas envie de me défendre, pas envie de me justifier. Au fond, tellement pas confiance dans le fait que ce soit un processus fraternel.

Abus d’autorité, processus synodal enraillé (je voulais écrire enrayé, le correcteur m’a imposé enraillé – les deux me vont)… J’essaie d’imaginer comment les premiers chrétiens, comment Jésus lui-même, se sont investis dans le monde, au service de leur société et de leurs communautés croyantes. Leur moteur ne semble pas avoir été le recours à une institution, sinon celle de la relecture libre et priante des Ecritures. Etre tellement libre dans sa foi que l’on n’a rien à revendiquer, juste laisser être qui on est.

Je pense à ce passage où une force guérisseuse sort de Jésus, touché par le pan de son manteau, sans qu’il n’ait rien à faire pour cela.

Mais voilà, nous sommes dans nos querelles de chapelle, de qui a raison et qui a tort. Dans un jugement permanent les uns sur les autres, et je n’en suis pas exempt. Alors que nous devrions être dans l’accueil et le respect du mystère de l’autre. Dans l’écoute permanente du chemin de Dieu qui nous interpelle à travers l’autre. Mais pour être dans cette écoute non jugeante, il faudrait encore être bien installé dans la confiance que nous n’avons rien à revendiquer mais juste à recevoir. Le mystère de la vie, c’est que nous recevons l’être que nous sommes, en permanence, et non que nous le produisons ou même que nous le sommes. En permanence nous nous recevons. Voilà pourquoi l’attitude et la prière d’abandon sont si efficaces pour produire des merveilles dans nos vies.

Une fois que j’ai lâché le pouvoir sur moi-même et me reconnais humblement comme enfant de Dieu – c’est-à-dire réceptacle et récepteur de l’amour gratuit qui me fait être – quelle importance d’avoir du pouvoir sur autrui ? Je suis alors en capacité d’admettre que le processus est le même pour autrui et que toute main mise sur lui est à la fois contreproductive et contre témoignage. En fait, je n’ai même pas à y penser – même s’il faut toujours être vigilant et tout passer au crible du discernement – cela se fait naturellement.

Voilà pourquoi – pour rester dans la raison d’être de ce blog – il ne m’importe normalement pas de savoir comment l’autre mène sa vie, quelle est son orientation sexuelle, etc. L’autre suit son chemin de vie. Comme moi, il se cherche ou plus exactement il cherche la part de Dieu en lui qui lui apportera la sérénité et la plénitude, ce fameux « bonheur » qui n’est pas statique mais une dynamique toujours en mouvement vers plus de Soi.

Allez, peu importe l’institution, nos familles spirituelles, nos choix ou non-choix personnels ; je ne connais que Jésus. Ou plus exactement le témoignage de ceux qui l’ont rencontré avant moi et ont cherché avec leurs mots et dans leur contexte particulier à témoigner du bouleversement intérieur et bienfaisant que provoquait cette rencontre.

C’est là à nouveau que nous nous rencontrerons, que nous nous reconnaîtrons, comme la communauté fraternelle des quidam touchés par un geste, un regard, une parole de ce Jésus le Nazaréen. Une brûlure, une chaleur, une folie qui vient nous révéler à nous-mêmes et faire que plus jamais rien ne sera pareil.

A condition de ne pas vouloir s’en rendre propriétaire.

Nous avons reçu gratuitement, sans mérite de notre part. Ne jamais l’oublier. Ne pas imposer à l’autre d’être méritant en quoi que ce soit selon nos vues humaines alors qu’au fond on sait bien que ce n’est pas comme ça que ça a marché pour nous.

Le sentiment de fraternité je le ressens le plus fort quand je croise des êtres qui , où qu’ils en soient et quel que soit le chemin emprunté, sont investis dans ce chemin d’humilité et de vérité sur eux-mêmes.

Z- 9/7/2022

Photo : collection “Amour” présentée par Jacquemus (été 2021)

Fraternité amitié amour. Voilà encore un de ces triptypes que j’aime bien. Vous savez, ce genre de concepts qu’à l’usage on prend parfois les uns pour les autres ; et pas qu’à l’usage d’ailleurs, c’est parfois si confus dans nos coeurs, nos esprits et nos corps !

D’amitié, j’ai rêvé. Sublime, merveilleuse, asexuée en quelque sorte. J’en ai rêvé, je l’ai touchée également. Elle m’était donnée, je ne faisais que recevoir, tellement conscient que j’étais de n’avoir rien fait pour éprouver une telle beauté, une présence et la force de vie surgie de nulle part, d’un tréfond de moi-même et que la rencontre avec l’autre venait tout à coup éveiller. Oui j’ai cru qu’elle était don de Dieu, elle était tellement belle, j’en étais l’invité, elle était l’hôte. Comment ne pas imaginer quelle est don de Dieu et promesse d’un amour qui remplit tout, qui donne sens, qui ait une telle évidence que plus rien n’a d’importance que lui.

Mais il me faut pourtant apporter des nuances. Par exemple, j’ai dit qu’elle était asexuée. De fait, son objet n’était pas le sexe, mais elle était clairement ressentie à l’égard d’un autre homme. Et il se pourrait que ce fut juste mon immaturité de jeune homme naïf et exalté qui ne l’ait pas conduite dans une expression corporelle. Elle aurait pu se muer en tendresse et en expression sexuée ou sexuelle. Juste pas eu le temps. Est-ce que cela l’aurait affectée, transformée, réduite en luminosité ? Je n’en sais rien.

Par ailleurs elle introduisait à un amour plénier, un amour de toute l’humanité mais il est si clair aussi que le catalyseur en était cette relation privilégiée. Certes, j’aimais le monde entier mais c’était à travers cet éveil à la beauté intérieure et partagée que provoquait la rencontre avec cet ami. Et comment ne pas constater que j’avais un amour préférentiel pour cet ami ? Au fond, probablement étais–je amoureux (j’en parle ici) et appelais-je amitié l’embrasement soudain de deux cœurs et de deux vies qui me semblait si merveilleux que même l’amour, à ce que j’en savais – c’est- à-dire fort peu et seulement à considérer les couples formés autour de moi – me paraissait fade.

A l’époque, j’aurais aisément parlé d’amitié spirituelle pour qualifier notre relation. Et mes lectures mystico-monastiques des auteurs cisterciens comme Aelred de Rielvaux m’encourageaient en ce sens. Pas sûr que je comprenais bien ce que je lisais, mais mon cœur s’enflammait dans ce genre de lectures et semblait y voir la confirmation de ce qu’il éprouvait. De là à imaginer que cette amitié était œuvre de Dieu, que Dieu allait s’en servir pour faire je ne sais quoi, il n’y avait qu’un pas. Et même si c’est vrai, alors, était-ce aussi Dieu qui nous parlait quand nous fûmes séparés ? Dieu a donné, Dieu a repris, loué soit son nom ? Et cette douleur qui reste au fond de l’âme, cette souffrance d’être brutalement séparés, cette incompréhension qui en résulte sur le sens de l’existence et qui, d’une certaine manière, m’a poursuivi jusqu’à aujourd’hui ? Cette nostalgie surtout d’une beauté un instant entrevue, éprouvée et partagée et qui semble désormais inaccessible… sinon en allant la chercher loin, loin, profond, très profond au-dedans de moi.

Avec les années m’est venue une autre révélation, celle de ma structure psychologique. Cette beauté ressentie qui semblait raviver et constituer mon être, cette fusion entre nos âmes, n’était-elle pas aussi préparée, provoquée peut-être, par des blessures d’enfance, un besoin d’amour et d’assurance inassouvis par l’insuffisance de l’amour maternel ? Et alors ce ne serait que ça ? Oui, probablement, cela m’a préparé à vivre cette expérience. Et non, cependant, cela ne suffit pas à expliquer l’intensité, la fulgurance et la douceur tout à la fois de ce qui nous est arrivé, cette sensation d’entrer dans une Présence, d’être habités de cette présence. Elle survient du fond de nous, mais en même temps c’est parce que l’autre vient de la réveiller en même temps qu’elle se réveille en lui ; et cette Présence, cette « amitié » ne nous appartient pas, elle nous échappe, elle nous entoure, nous remplit, nous rassemble, mais nous n’avons pas la main dessus. Elle est là, merveilleuse de douceur et d’unité, et, même si elle vient de nous, elle n’est pas de nous.

Elle a aussi des aspects curieux, même si c’est marginal : le fait de penser instantanément la même chose d’événements vécus ensemble sans avoir besoin de se parler, de sentir sur un regard échangé en silence ce qui nous avons à faire, ou plus bizarrement cette capacité à faire les mêmes rêves, la même nuit, à 200 km de distance l’un de l’autre, sans s’être contactés auparavant comme on le ferait aujourd’hui si facilement par un réseau social, téléphone ou mail.

Souvent nous avons pensé à cette expression citée par les Actes des Apôtres (Act 4,32) : “Ils n’avaient qu’une seule âme et qu’un seul coeur.” Ou au Psaume 132 : “Qu’il est bon, qu’il est agréable pour des frères d’habiter ensemble !” Sauf qu’ils s’agit là d’exemples communautaires, et qu’en fait de communauté, nous n’étions que deux, totalement épris l’un de l’autre sans le savoir, dans un climat de complicité innée totale.

Alors amitié ou amour ? Ca n’est toujours pas clair pour moi. Un peu des deux, peut-être ? En fait le mot n’a pas d’importance. Il y a tellement de manières différentes d’éprouver et de parler tant de l’amitié que de l’amour ! Je ne peux parler que de celle que je connais pour l’avoir vécue. Peut-être cela ne correspond pas à ce que d’autres en diraient mais ça n’est pas grave car je ne prétends pas faire une théorie sur le sujet.

Pour moi, l’amour ou l’amitié se sont découverts avec une rencontre précise et quelques fragrances depuis, en général non partagées. J’en retiens que je ne sais pas aimer de manière universelle mais seulement de manière particulière, et que c’est ce particulier qui m’ouvre à l’universel. Un particulier chaque fois différent, chaque fois singulier, avec ce risque permanent de captation de l’autre, de son attention, de son amour pour ma satisfaction personnelle, pour contenter mon besoin de tendresse et de reconnaissance, pour combler le vide de l’amour pas assez reçu aux moments décisifs de mon histoire. Ce risque, je le connais. Plus je le connais, mieux je l’appréhende, plus je l’apprivoise. Et plus je l’apprivoise, plus je puis rencontrer autrui sans enjeu de captation, juste rencontrer et constater que cette beauté originelle est également en lui, même s’il ne le sait pas. Se tenir en présence de cette beauté, en être le témoin, parfois l’éveiller et l’accompagner dans son déploiement, sont des moments eux aussi merveilleux. Secrets et merveilleux.

La fraternité naît de ce constat d’une commune humanité, et plus exactement d’une commune étincelle en chacune de nos vies, qu’un rien suffirait à allumer si nous y étions disponibles. En attendant, l‘entretenir et la faire grandir – chez moi comme chez l’autre – pour le moment où, mystère divin, elle grandira tout à coup comme un feu, sans qu’on sache si c’est comme poussé par un grand vent intérieur qui soufflerait dessus et l’amplifierait ou si c’est de s’éveiller en réponse à une autre étincelle, un autre embrasement, provoqué par la rencontre ou bien par l’indignation face à une situation d’injustice qui remettrait en cause notre commune humanité. Les deux sont possibles.

Ces quelques lignes sont le prolongement d’une réflexion entamée avec un interlocuteur qui se reconnaîtra peut-être en lisant ces quelques lignes mais dont je n’ai pas à partager la teneur. Il y a juste ces quelques mots qu’il lâche au milieu d’un de nos échanges : « J’ai besoin oui d’un frère qui sache me regarder ainsi… » Mots qui à la fois m’interpellent, me renvoient à une nécessaire humilité, mais aussi à l’obligation de témoigner pour que d’autres trouvent leur chemin pour autant que ce que j’ai pu parcourir puisse les y aider.

C’est quoi un frère sinon quelqu’un en qui l’on reconnaît une commune humanité, et donc, dans une perspective chrétienne, une communauté d’origine et de visée vers l’avenir ? L’éveil et l’entretien de cette beauté fait partie du programme.

Z.

Source image : trouvée le 15 août 2018 sur abraxas-excaliber.tumblr.com, blog aujourd’hui sans contenu.

Guerre 1939-1945. Affiche à la mémoire des otages fusillés à Châteaubriant (Loire-Atlantique). Dessin de Simo. Le 22 octobre 1941.

Guerre 1939-1945. Affiche à la mémoire des otages fusillés à Châteaubriant (Loire-Atlantique). Dessin de Simo. Le 22 octobre 1941.

Les fusillés de Châteaubriant

Ils sont appuyés contre le ciel
Ils sont une trentaine appuyés contre le ciel,
Avec toute la vie derrière eux
Ils sont pleins d’étonnement pour leur épaule
Qui est un monument d’amour

Ils n’ont pas de recommandation à se faire
Parce qu’ils ne se quitteront jamais plus
L’un d’eux pense à un petit village
Où il allait à l’école
Un autre est assis à sa table
Et ses amis tiennent ses mains
Ils ne sont déjà plus du pays dont ils rêvent
Ils sont bien au dessus de ces hommes
Qui les regardent mourir
Il y a entre eux la différence du martyre
Parce que le vent est passé là où ils chantent
Et leur seul regret est que ceux
Qui vont les tuer n’entendent pas
Le bruit énorme des paroles
Ils sont exacts au rendez-vous
Ils sont même en avance sur les autres
Pourtant ils disent qu’ils ne sont plus des apôtres
Et que tout est simple
Et que la mort surtout est une chose simple
Puisque toute liberté se survit.

René-Guy Cadou 
Pleine Poitrine (1946)

 

Quand il écrit ce texte, en 1941, René-Guy Cadou est encore un jeune homme. Un jeune homme sensible, apprenti poète. Un jeune homme gauche et maladroit. Mais il a un coeur et une capacité assez incroyable à ressentir et percevoir de l’intérieur des choses cachées. Cela donnera une poésie inclassable, dans laquelle on rentre ou pas.

Par bonheur, j’y suis entré un jour et ne l’ai plus jamais quitté.  Dans ce poème, il parle des fusillés de Châteaubriant, une trentaine de jeunes gens  pris en otage et fusillés en représailles de l’assassinat d’un officier allemand par la Résistance.

Ce poème a une histoire : celle de l’impuissance de René-Cadou, jeune homme, qui croisera un fourgon qui emmène les otages au supplice. Impuissance sublimée. Le poète écoute et entend, au delà l’apparence, le sens de ce qui se passe vraiment.

Cette impuissance, c’est la mienne. Un peu toi, un peu moi, un peu nous. Alors que fais-je de ma capacité à me relier, à puiser le sens et le ramener pour tous?

Ils sont exacts au rendez-vous
Ils sont même en avance sur les autres

« Pourtant ils disent qu’ils ne sont pas des apôtres
Et que tout est simple 
»

« Et leur seul regret est que ceux
Qui vont les tuer n’entendent pas
Le bruit énorme de leurs paroles 
»

Aujourd’hui 8 mai, mémoire de la victoire de 1945, souvenons-nous de la résistance à la haine sous toute ses formes: racisme, homophobie, exclusion sociale. Ce rejet de l’autre, de la différence apparente, qui n’est qu’un non-sens puisque quand j’élimine l’autre, c’est une partie de moi que je refuse.

Je salue particulièrement mes amis de confession juive, mes amis homosexuels, mes amis de toute classe sociale, tous ceux qui ne sont pas dans le camp des vainqueurs mais qui ont un coeur qui sait s’indigner.

© Olivier Föllmi via AFTER

 

Question du journaliste : Qu’avez-vous appris sur vous et sur l’homme en jouant tant de rôles différents depuis soixante ans ?

J’ai appris que « je » est un autre. A travers ces personnages que l’on emprunte, on se soigne, mais on apprend aussi beaucoup sur ce qu’est le frère. On comprend la phrase, si difficile à mettre en pratique : « Aimez-vous les uns les autres. » J’ai beaucoup réfléchi et j’ai compris que chaque être humain était une espèce de pièce unique, dans laquelle Dieu est présent, même si  on ne fait pas appel à lui. Chaque être est une création de  Dieu. J’ai appris à considérer avec beaucoup d’amour et de soin tous les humains, quels qu’ils soient. J’ai appris à aider et surtout à ne pas juger. Il y a des gens bien partout.

Michael Londsale, extrait d’un  interview publié dans Causeur n° 24 – mai 2015

 

 

Source photo : © Olivier Föllmi, Min Nan Thu, via After et yellowkorner